Cette année, l’association culturelle À nos Arts a proposé à des artistes de répondre à l’appel à projet « Bleu de Prusse », dont la fabrication et la commercialisation au 19 et 20 siècles à Bouxwiller sont bien connues.
Genèse et récit du projet
En m’interrogeant sur la manière de proposer une réponse artistique au projet, j’ai eu le désir de frapper à la porte de Rodolphe Isenmann, homme de connaissance du territoire de Bouxwiller et passionné de géologie.
On entre chez lui comme à l’intérieur d’un caillou ou dans le secret d’une roche. L’homme a passé sa vie dans des carrières, à la recherche du graal minéral. Son habitat en témoigne, empli d’innombrable fossiles. L’univers de Rodolphe Isenmann est tourné vers l’indicible mémoire de la Terre. Des millions d’années d’évolution vous regardent, facilitant une plongée en nous-même, forçant au silence. La très ancienne réminiscence de la Terre parfume l’espace et modèle en profondeur ceux qui entre dans le lieu.
Au fil de nos rencontres, j’ai compris que la Mémoire-Terre entretenait un lien privilégié avec mon interlocuteur et semblait lui révéler certains secrets.
Rodolphe lit le paysage depuis l’enfance, comme un ostéopathe écoute le corps d’un patient. Il faut pour cela associer deux qualités : connaissance et sensibilité.
Cheminer avec Rodolphe dans le paysage c’est écouter le corps de la Terre : ses blessures, ses fractures, failles et sutures, sédiments, cailloux, strates, émergences, peau…. La Terre devient alors au combien vivante, nous rappelant notre origine.
De retour dans les collections de Rodolphe : sur des étagères, de nombreuses formes ovoïdes soigneusement disposées retiennent mon attention. À mon regard interrogateur, Rodolphe répond :
« - Ce sont des d’œufs de crocodiles fossilisés, que j’ai découvert à Bouxwiller.
- Des œufs de crocodiles ? »
- Oui, il y a 50 millions d’années environ, nous avions un climat tropical ici. Il faut imaginer Le Pays de Hanau sous les tropiques ! À l’emplacement du Bastberg, il y avait au début de l’ère tertiaire un lac tropical, le lac de Bouxwiller, avec toute une flore et une faune diversifiées.
Les berges du lac et les marécages étaient habités par de nombreux animaux et entre autres par des crocodiles. Chaque femelle crocodile pond entre 50 et 60 œufs à coquilles molles, d’où leur possible fossilisation… Bouxwiller est un des sites où on trouve ces œufs fossilisés (des œufs analogues ont été trouvés dans le Sundgau), datant d’environ 50 millions d’années. Plusieurs articles ont même été publiés à ce sujet.»
Et Rodolphe de poursuivre :
- « Il faut imaginer un archipel, avec des lacs à différents niveaux. La fossilisation répond à des circonstances très précises, souvent accidentelles. Probablement la digue naturelle d’un lac en surplomb a lâché, inondant en contre-bas un deuxième lac, submergeant ses berges et lieux de pontes des reptiles. L’eau les a emportés, les mêlant à de la boue fine et calcaire pour enfin les enfouir par millier. Le processus de fossilisation était mis en route. »
Quelques jours plus tard, sur les indications topographiques de Rodolphe, je suis allé seul à la découverte d’œufs de crocodiles, et… j’en ai trouvé ! Quelques œufs entiers, certain brisés, d’autres en petits morceaux. Des œufs plus petits aussi, probablement de lézards ou de tortues.
Le processus d’élaboration du projet suivait son cours : la rencontre avec l’univers de Rodolphe et le rendez-vous personnel avec les œufs de crocodiles fossilisés.
L’étape suivante fut la rencontre avec le Bleu de Prusse, qui allait marquer le tournant décisif dans l’élaboration du projet artistique.
Afin de poursuivre notre déambulation à travers les géologies et époques de Bouxwiller, Rodolphe me proposa d’aller à la recherche de blocs de Bleu de Prusse, sur les sites des anciens terrils, lieux d’exploitation de lignite, alun et vitriol au 19 et 20 siècles par l’Administration des Mines de Bouxwiller.
Après plusieurs repérages et malgré l’odeur âcre et irritante encore présente sur ces lieux, nous décidâmes de programmer une véritable expédition Bleu de Prusse, quelques jours plus tard, le temps de réunir le matériel nécessaire.
Ma fille Hannah était missionnée pour faire des dessins et photos de l’expédition. Elle nous fait le récit de cette aventure qui allait nous réserver bien des surprises :
« Depuis toute petite, je m’intéresse à l’archéologie et à la géologie. Cependant c’est l’été 2018 et notamment la visite de la grotte Chauvet qui a scellé mon admiration pour ces deux disciplines. C’est donc avec enthousiasme, qu’à mon retour de vacances, j’ai accepté d’aider mon père dans un de ses projets artistiques nécessitant des fouilles et des recherches historiques. Avec notre précieux guide et ami Rodolphe Isenmann, nous comptions aller sur un ancien terril, chercher quelques belles roches bleues et si nous avions de la chance, trouver des fossiles, car il est connu que la région de Bouxwiller en regorge.
Le mardi 28 août 2018, jour de l’exploration, nous sortons le matériel de la voiture et nous organisons notre cargaison afin d’approcher le site dans les meilleures conditions. Mes deux compagnons se mettent alors en route, chargés comme des mules. Quant à moi j’ai la mission de faire un reportage photo et de dessiner les étapes importantes de l’expédition. Il fait chaud et les hommes avancent lentement, embarrassés par leur matériel. Enfin arrivés, munis de nos masques de protection, nous commençons à débroussailler le terrain et à gratter la couche superficielle de terre mêlée de résidus de cendre de lignite, pour atteindre les beaux pigments bleus. Assez rapidement, nous commençons à voir émerger le haut de ce que nous avons pris alors pour de simples petites pierres bleues. Quelle ne fut pas notre surprise quand nous nous aperçûmes que nous étions probablement en présence de véritables fossiles. Notre guide afficha soudainement une exaltation inattendue : il sorti délicatement de la gangue bleue des formes ovoïdes, puis nous déclara, non sans émotion, que selon lui et d’après son œil exercé, nous venions de découvrir, de manière irréfutable des œufs de crocodiles fossilisés. Des œufs de crocodile bleus, couleur probablement due au pigment Bleu de Prusse les protégeant ! À y regarder de plus près une autre surprise nous attendait, encore plus étonnante : les œufs comportaient d’étranges gravures. Le plus surprenant ne fut pas d’avoir trouvés des œufs fossilisés, nous en avions déjà trouvés dans un champ non loin. Non, le plus inattendu fut de les trouver hors de leur strate de dépôt conventionnel, et de plus, ornés. Ces gravures m’ont rappelée l’art pariétal ou même les grandes pierres runiques vikings. On sait que l’œuf était associé à la fécondité et à la fertilité dans de nombreuses cultures. Ces œufs servaient-ils lors de rites garantissant la succession de la famille ? Etaient-ils de simples objets décoratifs ? Les pistes sont nombreuses et il me tarde de percer le mystère entourant ces petits œufs bleus »
Cette découverte nous plongeâmes dans une fébrilité contagieuse et collective, bien compréhensive, et suscita mille interrogations. Le projet artistique autour du Bleu de Prusse prenait une tournure tout à fait extravagante : d’une part cette découverte était probablement une première au niveau historique et géologique, d’autre part, j’avais un sujet de taille à travailler artistiquement : c’était inespéré.
Les précieux objets rapatriés en lieu sûr, je réalisai les photographies nécessaires pour l’inventaire de notre découverte.
Nous rapportâmes de notre expédition dans cet ancien lieu de production de bleu de Prusse, 48 œufs fossiles complets et de nombreux morceaux cassés, de couleur à dominante bleue.
Les Œufs de crocodile, sont de genre Crocodiliens, Chéloniens, Ophidiens et Lacertiliens, fossilisés, longueur maximum de 58mn, diamètre 26mnn époque tertiaire, calcaire Lutécien.
Inventaire
Tous les œufs sont gravés d’inscriptions, plus ou moins visibles. Observés à la loupe certain signes gravés rappelle indéniablement de très anciennes inscriptions pariétales. Nous avons observé trois sortes de gravures : des pétroglyphes pouvant se rapporter à un alphabet primitif, des œufs à trous et des gravures pleinement figuratives.
Les œufs à pétroglyphes
18 œufs comportent des pétroglyphes. Après de nombreuses recherches nous avons constaté effectivement des analogies curieuses avec l’alphabet runique. Cet alphabet fut utilisé à l’époque proto celtique et proto germanique pour l'écriture de langues par des peuples tels les Scandinaves, les Frisons, les Anglo-Saxons, les Germains. Plusieurs lettres apparaissent incontestablement sur certain œufs. On remarquera que la majorité des signes font globalement référence à la Terre et à l’abondance.
Les œufs à trous et signes abstraits
Nous avons distingué deux sortes d’œufs à trous : œuf à trou unique ou à plusieurs trous.
Nous avons comptabilisé au total 22 œufs à trous, 17 œufs à trou unique et 5 entaillés d’une multitude de trous. Il est à noter que le nombre de trous sur un œuf à plusieurs trous n’est pas constant d’un œuf à l’autre.
Les trous sont parfois rehaussés de signes abstraits. Les œufs à trous et signes abstraits pourraient fort bien être des représentations symboliques d'importants concepts/idées, des points de repères fondamentaux, ou les traductions d'expériences transcendantes, voire chamaniques. Il se pourrait que ces objets suscitent des manifestations entoptiques.
Ces possibles interprétations n'excluent pas l'existence éventuelle, aussi, d'autres facteurs incitatifs, mais ce qu'il est important d'observer c'est que, selon toute vraisemblance, il n'existe pas de théorie unique susceptible d'expliquer l'objet de la totalité de ces signes.
Les œufs à gravures figuratives
Nous avons comptabilisé 6 œufs avec représentation de crocodile, et 2 œufs avec une figure anthropomorphe.
Les deux gravures d’un personnage qui semble anthropomorphe, ne trouvent pour l’instant aucune explication satisfaisante, malgré le regard éclairé de partenaires archéologues.
Les pièces comportant les gravures de crocodiles sont précises, figuratives, voire anatomiques, gravées à même l’œuf. On notera que l’artiste semble avoir suivi le relief calcaire de l’œuf fossilisé pour rendre compte au mieux de la carapace de l’animal. Cette représentation du crocodile est assez rare dans l’art pariétal et dans l’antiquité. On connait le pétroglyphe de crocodile à Messak en Lybie et certaines représentations en Afrique. On trouve dans l’Antiquité et en Egypte, le culte au dieu crocodile Sobek dieu souverain des eaux et de la fertilité.
Comment expliquer la présence de telles représentations sur le territoire de Bouxwiller ?
Le rituel de l’œuf proprement dit est un rituel largement répandu à toutes les époques et encore actuellement. Les rituels de l’œuf sont multiples : protection, fécondité, magie…
Une civilisation reculée aurait telle découvert et identifié ces œufs fossiles de crocodiles et reconnu en eux un symbole fort et universel ? La force mâle et protectrice du crocodile, alliée à la force féminine de la fécondité ? Ces hommes se seraient-ils appropriés ces œufs afin de structurer et d’élaborer un rituel propre à eux?
Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur l’occupation préhistorique du territoire de Bouxwiller. Cette découverte serait-elle le témoignage d’une occupation bien réelle à une époque néolithique ou du bas moyen Age ?
Ou alors, de même que l’affaire du site préhistorique de Glozel suscite encore débats et controverses, ne pourrait-on imaginer qu’un des ouvriers de l’Administration des Mines de Bouxwiller au 19 siècle, aurait pris un malin plaisir à graver lui-même des œufs fossiles, puis à les enterrer, laissant le temps et l’esprit du Bastberg agir ?
Indubitablement, cette nouvelle découverte soulève bien des questions.
Des spécimens et photographies de la découverte sont visibles dans les vitrines de la pâtisserie Isenmann, actuellement en travaux, 28, Grand rue à Bouxwiller.
L’espace de la pâtisserie, lieu de création aux multiples saveurs, et logis du passionné de géologie nous a semblé être l’endroit privilégié pour accueillir la restitution de ce projet artistique.
Parallèlement, d’autres spécimens sont exposés au Musée du Pays de Hanau, à Bouxwiller.